Le serment de Pamfir

Film de Dmytro Sukholytyy-Sobchuk

Avec Oleksandr Yatsentyuk, Stanislav Potiak

Date de sortie en France : 2 novembre 2022

Une fois n’est pas coutume, c’est un film vu à la maison (en DVD) dont j’ai envie de parler. Et d’en faire l’éloge ! « Le serment de Pamfir » est un premier film, celui du cinéaste ukrainien Dmytro Sukholytyy-Sobchuk. Le jury cannois en 2022 l’a justement récompensé en lui attribuant la Caméra d’or. C’est amplement mérité tant le film impressionne. Récit passionnant et beauté visuelle de chaque instant… C’est un coup de maître.

Ouest de l’Ukraine, à la frontière avec la Roumanie. Leonid, surnommé Pamfir, est de retour auprès de sa femme et de son fils après une absence prolongée à l’étranger. Il est parti pour le travail car peu de perspectives professionnelles s’offrent à lui dans le village où il a grandi. Son fils adolescent, Nazar, est fou de joie de retrouver son père qui lui manque cruellement, d’autant plus que Leonid n’est pas certain de rester très longtemps. Malheureusement, le fils commet un acte qui va avoir de lourdes conséquences sur la famille. Leonid / Pamfir est alors contraint, pour gagner de l’argent rapidement, de renouer avec la pratique de la contrebande qui faisait pourtant partie du passé…

Le film une plongée en immersion. On découvre avec ravissement un coin d’Ukraine bucolique et verdoyant, une famille attachante, des rites villageois pittoresques (le carnaval). C’est aussi un monde violent, dangereux, étouffant. Le contraste est saisissant entre joie de vivre et noirceur qui alternent sans cesse… Une beauté rare se dégage de ce film grâce à de nombreux plans-séquences absolument somptueux. La prestation d’Oleksandr Yatsentyuk en Pamfir est aussi remarquable. Hâte de découvrir un nouveau film de ce réalisateur très prometteur.

Une rétrospective

« Volver la vista atras », tel est le titre original du livre de Juan Gabriel Vásquez sorti en 2020 (édité en français en 2022 aux éditions du Seuil). Le titre français fait directement référence au vocabulaire du cinéma. Le héros du roman est effectivement cinéaste. Il a réellement existé et s’appelle Sergio Cabrera. En 2016, une rétrospective de ses films est organisée à la Cinémathèque de Barcelone. Tel est le point de départ de ce livre touffu qui, beaucoup plus que simplement retracer la carrière artistique de ce réalisateur, revient sur sa vie incroyablement romanesque.

Sergio Cabrera fait partie d’une famille qui a été pleinement impliquée dans plusieurs événements majeurs du XXème siècle, sous des latitudes différentes : en Espagne pendant la guerre civile, en Chine à l’époque de la Révolution Culturelle, en Colombie au début du conflit armé entre les guérillas marxistes et le gouvernement en place. L’auteur retrace avec brio le destin des parents de Sergio Cabrera, obligés de fuir l’Espagne suite à la défaite du camp républicain. Fausto, le père de Sergio, entraine alors sa famille dans un périple où l’engagement et la foi en la Révolution prennent toute la place. Une partie importante du roman est consacrée aux années chinoises. Elle est passionnante. En pleine Révolution Culturelle, la famille Cabrera se retrouve à Pékin. Ils vivent à l’hôtel de l’Amitié, destiné aux expatriés. La fascination exercée par Mao et son petit Livre Rouge est à son comble. Les Cabrera sont persuadés d’être au bon endroit, au coeur de la révolution prolétarienne. Fausto et sa femme retournent en Colombie pour travailler à l’expansion de cette révolution. Ils laissent derrière eux leurs deux enfants adolescents, qui deviennent ouvriers d’usine, s’initient au maniement des armes… On a du mal à y croire, mais les choses se sont réellement passées ainsi.

Le retour en Colombie des deux enfants, devenus jeunes adultes, est conditionné à l’entrée en guérilla. Là encore, le lecteur que je suis a été assez éberlué par la rudesse qu’implique cet engagement où les états d’âmes ont peu de place. Nous pénétrons avec Sergio et sa soeur au coeur de la jungle, lieu hautement inhospitalier…

Juan Gabriel Vasquez signe un livre fort, haletant. Il met ses talents de conteur au service d’une histoire tirées de faits réels. Plusieurs photos illustrent les années passées en Chine par exemple. La réalité dépasse la fiction. Ce livre en donne encore une fois la preuve.

D’autres livres de cet auteur :

Durrell / Auster / Bobin

« La quatuor d’Alexandrie » est une oeuvre complexe et poétique. Un quatuor de personnages (Justine, Balthazar, Mountolive, Clea) pour quatre romans distincts mais intimement liés les uns aux autres. Quatre histoires pleines d’échos ayant pour cadre la très romanesque ville d’Alexandrie. Dans « Justine », Lawrence Durrell nous présente les personnages en présence. Le narrateur tombe sous le charme de la belle et mystérieuse Justine. Il est en couple avec Melissa, Justine est avec Nessim. Il est question d’amour, de désir, d’interdit… La liberté est ce qui caractérise le mieux les protagonistes même s’ils sont aussi torturés, assaillis de doutes. On se perd avec eux dans les différents quartiers de la ville, on y fait la rencontre de personnages secondaires atypiques, hauts en couleur… Le premier tome de ce « quatuor » est plein de charme. La prose est superbe.

Dans « Baumgartner », Paul Auster parle aussi d’amour, au passé, au présent, et peut-être au futur. Le personnage éponyme est veuf. Plus de dix après le décès brutal de son épouse qui se noie accidentellement dans la mer, Baumgartner panse encore ses plaies . Avec le temps, elles sont moins douloureuses mais est-il encore possible de croire à l’amour après un tel choc ? Le souvenir de l’être aimé hante celui qui reste. Paul Auster analyse avec justesse la difficulté de se libérer du passé. Par bribes, il se souvient de qui était sa femme, revient aux origines de leur attachement mutuel qui a duré plusieurs décennies. C’est magnifique de voir ce personnage blessé se remémorer les tout débuts, les premières difficultés du couple… La forme du livre est originale et fait penser à une sorte d’auto-analyse faite d’associations d’idées, de souvenirs épars… Il est aussi question de création littéraire, du métier d’écrivain. Baugmartner fait bien sûr penser à un double de Paul Auster. Ce livre m’a beaucoup touché.

Christian Bobin est un auteur vers lequel je reviens souvent. J’admire sa justesse, sa droiture, sa simplicité… « Le muguet rouge » est un court livre où les choses se mélangent, sans hiérarchie apparente. S’en dégage une douceur, une générosité qui font du bien. L’auteur exprime aussi à plusieurs reprises sa révolte face à une modernité technologique qui pousse à l’individualisme, au rétrécissement, à une forme de médiocrité. « L’âme est une espèce non protégée » .

Pauvres créatures

Film de Yorgos Lanthimos

Avec Emma Stone, Mark Ruffalo, Willem Dafoe…

Date de sortie en France : 17 janvier 2024

Comment ne pas être troublé par le nouveau film de Yorgos Lanthimos intitulé « Pauvres créatures » (« Poor things ») ? On sort de la salle de projection avec l’impression confuse de n’avoir jamais eu l’occasion de voir pareil film au cinéma auparavant…

Le spectateur est ensorcelé par une forme de bizarrerie et par une inventivité assez bluffante qui s’exprime à chaque instant. Tout concourt à une sorte d’émerveillement permanent du fait de l’originalité de l’ensemble des éléments du film : le scénario, la mise en scène, les décors, la musique, et bien sûr (et surtout) le jeu des acteurs. Emma Stone est tout bonnement fascinante de bout en bout !

En plusieurs chapitres, comme dans un livre de contes (réservé aux adultes), Yorgos Lanthimos nous présente l’histoire incroyable de Bella Baxter. C’est Frankenstein au féminin. Le monstre, destiné à rester une marionnette aux mains de son créateur, va découvrir la liberté grâce au plaisir charnel et ne plus jamais vouloir s’en défaire. La femme-objet devient petit à petit, au gré des rencontres sexuelles, une femme autonome, indépendante, puissante. Le film est donc une allégorie de la libération des femmes de la domination masculine, d’une prise de pouvoir sur soi, sur son corps, sur ses désirs.

Cette allégorie peut sembler à certains moments un peu lourde, caricaturale, indigeste… On peut regretter d’ailleurs quelques longueurs. Toutefois, le plaisir domine car la folie et l’étrangeté qui se dégagent du film sont enthousiasmantes. Le monde qui nous est décrit est à la fois beau et laid, amusant et effrayant… Voir cette « pauvre créature », tout d’abord naïve et innocente, se débattre dans ce monde, essayer de survivre, faire des choix est quelque chose de très touchant. Emma Stone offre une épaisseur incroyable à son personnage. Avant de pouvoir s’exprimer par les mots, Bella s’exprime par le corps. Emma Stone est, pendant une bonne partie du film, un pantin désarticulé. Ses yeux, grands ouverts sur le monde, sont inoubliables. Un rôle en or !

Visite guidée

49, rue des Sept-Arpents. Jolie adresse pour un théâtre. C’est l’entrée des spectateurs et c’est là que tu te rends ce soir. Tu traverseras une petite cour goudronnée et tu verras que le mur de la façade est illuminé (seulement le soir des représentations) par de très jolies ampoules qui donnent immédiatement un côté chaleureux au lieu. Un comédien en costume t’accueillera et te montrera le chemin vers la caisse.

Ce théâtre est un ancien lavoir et une ancienne usine. C’était un endroit abandonné quand M., le metteur en scène, en est devenu locataire au milieu des années 90. Il a construit le théâtre de ses mains, aidé par des amis et des comédiens fidèles, membres de sa Troupe. La première chose que tu verras sans doute, c’est la scène pavée encadrée de deux poteaux imposants. Au plafond, de très belles poutres. Au fond, un escalier de bois, en majesté. Les murs sont, comme aux Bouffes du Nord que tu connais peut-être, magnifiquement décrépis avec le rouge comme couleur dominante. Tu t’assiéras dans l’une des cinquante chaises disposées sur les gradins. Chacune dispose d’un petit coussin pour plus de confort. Un peu plus loin, tu verras qu’un large espace est dédié à la convivialité. Un premier espace, appelé « Place Vincent » permet aux visiteurs, avant ou après le spectacle, de se détendre sur de jolis tabourets et de profiter du piano qui se trouve sur une petite scène. C’est là aussi qu’ont lieu les cours de théâtre que le metteur en scène donne chaque mardi. En montant une marche, tu accèderas au foyer où tu pourras commander au bar une boisson, t’asseoir là aussi pour grignoter ou discuter.

En tant que spectateur, tu n’auras pas accès aux loges. Il y en a deux. L’une se situe derrière la caisse, l’autre est accessible grâce à un petit escalier de bois. Elle surplombe la scène. Enfin, mon endroit préféré peut-être, celui où sont entreposés les costumes. Interdiction à quiconque d’y pénétrer sans autorisation. C’est une sorte de sanctuaire, les costumes s’y mélangent de façon ordonnée sur une multitude de cintres, du sol au plafond. Au fil des années et des spectacles, ils se sont accumulés. Pour la pièce que tu vas voir ce soir, « La Mouette », le metteur en scène n’a eu qu’à piocher dans sa caverne d’Ali Baba.

Partout, sur les murs, les affiches de toutes les pièces jouées par la Troupe depuis tant d’années : « Le Misanthrope », « Andromaque », « Yerma », « Caligula »…C’est un théâtre exigeant qui est défendu ici. Mais un théâtre qui se veut avant tout populaire, accessible à tous. L’ombre de Jean Vilar plane sur ce lieu où j’officie comme comédien depuis quelques mois. J’y passe de merveilleux moments.

J’espère que tu seras sensible au charme unique de ce théâtre. Avec goût, délicatesse et beaucoup d’amour, il a été créé, je crois, pour que chacun puisse y profiter les joies et les bienfaits du théâtre.

https://www.theatre-des-loges.fr

Cinéma 2023 : mon top 10

J’ai raté beaucoup, beaucoup de films cette année. J’ai consacré avec bonheur du temps au théâtre, on ne peut pas tout faire ! Malgré tout, voici mon top 10 :

1) Fermer les yeux de Victor Erice

2) Les herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan

3) Past lives – Nos vies d’avant de Celine Song

4) The Fabelmans de Steven Spielberg

5) Le garçon et le héron de Hayao Miyazaki

6) Sur l’Adamant de Nicolas Philibert

7) Le procès Goldman de Cédric Kahn

8) The Quiet Girl de Colm Bairéad

9) Anatomie d’une chute de Justine Triet

10) La voie royale de Frédéric Mermoud

Et vous, vos coup de coeur ?!

Lectures de l’Est…

« Kafka. Le temps de la connaissance », par Reiner Stach, aux éditions du Cherche Midi

« La valse aux adieux », par Milan Kundera, aux éditions Folio

« Le Docteur Jivago », par Boris Pasternak, aux éditions Gallimard

En cette fin d’année 2023, mon regard est résolument tourné vers l’est ! Kafka, Kundera, Pasternak sont trois auteurs prodigieux qui aident à mieux comprendre les mystères de l’âme humaine et permettent, aux occidentaux que nous sommes, de cerner ce qui fait la spécificité des peuples d’Europe de l’Est.

J’ai déjà parlé ici du premier tome de la biographie monumentale de Franz Kafka rédigée par l’auteur allemand Reiner Stach. Vient de paraître le deuxième opus et je me suis empressé de me le procurer. J’ai hâte de découvrir la suite de ce travail minutieux et passionné, véritable coup de maître qui se lit comme un roman. Ce sont les années 1915-1924 qui sont traitées dans ce deuxième tome. Kafka poursuit son oeuvre exigeante, sans se ménager. Naissent « Le château », « Lettre au père », sa correspondance avec Milena…

De Kundera, j’avais le souvenir ébloui de la lecture de « L’insoutenable légèreté de l’être ». Tout m’avait plu dans ce roman qui mêle habilement histoire intime et histoire politique. Le style de l’auteur avait réussi à toucher quelque chose de profond en moi. Dans la « La valse aux adieux », on retrouve cette étrangeté, ce mystère qui rendent cet auteur si unique. Je ne suis pas sûr d’avoir forcément tout compris mais ce n’est pas grave. Kundera fait partie de ces auteurs qui méritent qu’on relise leurs oeuvres. Il est question dans ce livre de vie, de mort, de désir, de rejet… Et de tant d’autres choses.

« Le docteur Jivago » de Boris Pasternak bénéficie d’une nouvelle traduction aux éditions Gallimard. Je m’y suis plongé avec délices. C’est romanesque à souhait, haletant, poignant… L’histoire de la Russie est en toile de fond : les dernières années du tsarisme, les soubresauts des révolutions de 1905 et de 1917… Le docteur Jivago est un personnage attachant. On le voit grandir, aimer, s’engager. Pour les amoureux de la Russie et de sa littérature, ce livre est indispensable !

Bonnes lectures à vous, lectrices et lecteurs de ce blog qui avez la gentillesse de me suivre.

Et à bientôt, en 2024.

Triste tigre, Le coût de la vie, Shy

Triste tigre, Neige Sinno, Editions P.O.L

Le coût de la vie, Deborah Levy, Editions du sous-sol

Shy, Max Porter, Editions du sous-sol

Difficile de mettre des mots sur le choc ressenti à la lecture de « Triste tigre » de Neige Sinno. Que dire à part l’admiration que l’on éprouve à découvrir ligne après ligne le courage de cette femme qui tente de comprendre l’incompréhensible : l’inceste. Pendant des années, son beau-père l’a violée, entre ses 7 et ses 14 ans. Que se passe t-il dans la tête d’un bourreau ? Question vertigineuse à laquelle Neige Sinno s’attaque. Elle veut éclaircir la part d’obscurité qui habite cet homme. Dans le même mouvement, ce sont ses propres blessures qu’elle regarde avec lucidité. Etre violé enfant, c’est être abimé pour la vie, lutter chaque jour pour sa survie, son équilibre, combattre coûte que coûte ses propres démons… « Triste tigre » est un livre qui fera date. Neige Sinno en redoute le succès. Elle ne souhaite être un témoignage de plus. Mais ce n’en est pas un. C’est une véritable réflexion quasi philosophique sur le mal.

La trilogie autobiographique de Deborah Levy est un vrai régal ! J’en suis au deuxième opus (après celui intitulé « Ce que je ne veux pas savoir » à la couverture bleue). Dans « Le coût de la vie », elle évoque la difficile phase de reconstruction qui succède au divorce. La cinquantaine passée, elle se sépare en effet de son mari, aménage un nouvel appartement dans le nord de Londres, découvre, en compagnie de ses deux filles, la vie de mère célibataire. Tout cela n’est pas facile surtout quand son travail consiste à écrire pour vivre. Elle a la chance de se voir offrir par des amis un cabanon au fond d’un jardin. C’est là qu’elle va pouvoir trouver le calme et l’énergie nécessaire à la poursuite de son oeuvre. Le style de Deborah Levy est un enchantement. C’est drôle, fin, astucieux. Elle mêle sans cesse passé et présent, cite de nombreux auteurs et autrices comme Marguerite Duras, Albert Camus, Doris Lessing, Emily Dickinson, Simone de Beauvoir, James Baldwin… Elle capte quelque chose de l’ère du temps entre gravité et légèreté.

« Shy » est un livre assez hors-norme. L’écriture est fragmentée, la chronologie bousculée… Cette forme étrange et parfois dérangeante donne une grande force au propos. Shy est un garçon en souffrance. Il est pensionnaire dans une école de la « dernière chance » qui accueille des adolescents en rupture avec l’école, avec la société. Une équipe d’éducateurs dévoués est présente pour les aider, pour tenter de canaliser leur colère, de leur faire entrevoir un avenir possible. Mais rien n’est simple. Aux joies simples de la vie en communauté succèdent sans prévenir des colères noires, des moments de désespoir où tout semble fichu… Shy s’intéresse à la musique, c’est sa planche de salut. Mais les relations difficiles avec sa mère et son beau-père, les premières histoires d’amour bancales le fragilisent… Le livre est traversé par une tension permanente. C’est électrique comme peuvent l’être les réactions d’un ado perdu qui ne sait où trouver l’apaisement. Très beau livre à découvrir !