R.M.N

Film de Cristian Mungiu

Avec Marin Grigore, Judith State…

Date de sortie en France : 19 octobre 2022

Tant de choses à dire sur le nouveau film du réalisateur roumain Cristian Mungiu ! Commençons par son titre énigmatique : R.M.N est l’équivalent d’I.R.M. L’un des personnages du film, un monsieur vieillissant atteint de troubles neurologiques, subit cet examen de radiologie. Quant à Cristian Mungiu, c’est de façon symbolique qu’il scanne les dysfonctionnements de la société roumaine. Il choisit pour cela de s’intéresser à un village situé en Transylvanie et d’y planter le décor d’un passionnant récit.

Dans cette région de la Roumanie, de nombreuses communautés d’origine diverse se côtoient depuis des décennies voire des siècles. Les habitants parlent roumain, hongrois, allemand, maitrisent souvent plusieurs langues. La communauté rom (« les gitans ») est aussi implantée mais semble avoir déserté le village. L’arrivée de nouveaux travailleurs étrangers non-européens, embauchés par une entreprise locale, déclenche l’indignation et le rejet. La xénophobie se déchaine sans complexe. Elle paraît irrationnelle et incongrue de la part de personnes elles-mêmes issues de cultures différentes.

L’un des intérêts majeurs du film est de montrer de quelle manière le racisme trouve un écho au sein d’une population. Il se base sur des fantasmes (ici de contamination), sur des fausses informations, des rumeurs… Globalement sur l’ignorance et la peur. Dans des régions éloignées des grands centres urbains où prospère un sentiment de déclassement, le rejet de l’autre est une manière facile d’exprimer sa colère. Une scène magistrale du film illustre cette rancoeur enfouie qui ne demande qu’à exploser. Dans un long plan séquence, le réalisateur met en scène une assemblée de villageois réunis à la salle des fêtes. Les employeurs des trois travailleurs étrangers sont présents et tentent vainement de rassurer tout le monde. Cette scène est forte car elle est incroyablement réaliste et révèle notamment un autre aspect des choses : la vision qu’ont les habitants de l’Occident qu’ils considèrent comme décadent…

« R.M.N » est un film d’une grande richesse. Il y est aussi question du sentiment amoureux, du couple, de la paternité… De musique aussi. Un morceau de violoncelle célèbre, mis à l’honneur dans un autre film, occupe une place importante dans le récit. C’est une belle surprise !

« R.M.N » aurait mérité un prix à Cannes. « Triangle of sadness » est très bon film, extrêmement différent. Pour la Palme, mon coeur balance, et vous ?

Colère en Louisiane

Roman de Ernest J. Gaines

Éditions Liana Levi

Date de parution en France : 1989 (traduction : Michelle Herpe-Voslinsky)

Le racisme dans le sud des États-Unis a une longue histoire. C’est l’histoire de la domination d’un monde sur un autre, c’est l’histoire d’une violence institutionnelle, celle de l’esclavage et de la ségrégation. Blancs et noirs vivent dans les mêmes villes, les mêmes campagnes mais c’est la méfiance, le rejet, la haine qui sont à la base des rapports humains.

Au moment où débute l’histoire que nous raconte Ernest J. Gaines, le système ségrégationniste n’a plus cours. C’est une époque révolue. Les lois sur les droits civiques votées dans les années 60 ont marqué une étape essentielle pour la reconnaissance de l’égalité entre tous les citoyens américains. Pourtant, au fin fond de la Louisiane, au cœur des plantations de cannes à sucre, les mentalités n’ont pas encore évolué, loin de là. Pour certains, la fin du système traditionnel n’est pas acceptable.

Le récit est axé sur le mystère qu’entoure le meurtre d’un habitant de cette campagne éloignée. C’est un blanc, exploitant agricole, qui est abattu. De bout en bout, le roman pose ces questions lancinantes : qui a tué cet homme ? Quelles sont les circonstances de sa mort ? Quel en est le motif ? Ce crime fait scandale car celui qui est mort n’est pas n’importe qui. Les soupçons se portent sur les noirs qui travaillent sur la plantation. De façon astucieuse, ils s’organisent pour se défendre collectivement. Au delà de la résolution de cet assassinat, il s’agit pour eux d’affirmer leur dignité et d’être forts face aux représailles qui menacent. Car face à eux se trouvent les tenants de l’ordre ancien pour qui le lynchage est la solution. C’est en effet ainsi, par le déchaînement d’une violence extrême, que pendant des siècles était réglé ce genre de problème. Une tension parcoure tout le roman : quelle justice doit être appliquée ? Celle qui accorde des droits aux noirs ou celle qui fait référence au passé ségrégationniste ?

Grâce à une construction narrative très originale, l’auteur nous présente le point de vue de tous les protagonistes, et ils sont nombreux. De chapitre en chapitre, c’est un narrateur différent, noir ou blanc, qui prend la parole. Cette diversité est passionnante. Elle nous permet de percevoir la complexité des rapports entre dominants et dominés, leur évolution au fil du temps. L’histoire de l’esclavage est en arrière-fond et on comprend à quel point le racisme quotidien est enraciné et vivace malgré les années qui passent. Ernest J. Gaines rend émouvant le combat pour la dignité mené par cette communauté noire qui refuse de voir ses droits piétinés, qui ose prendre la parole. Toute son œuvre rend compte de cette lutte acharnée.

Bilan de l’année 2020. Coups de cœur littéraires

Des nouveautés enthousiasmantes, des valeurs sûres qui ne déçoivent jamais, des thèmes qui me sont chers… Voici une sélection de quelques ouvrages qui ont enchanté mon année !

Trois nouveautés, trois réussites indéniables :

J’ai adoré Héritage de Miguel Bonnefoy ! Le style est enlevé, brillant. Le roman se dévore. Dans un format assez court (206 pages), l’auteur nous embarque dans une passionnante saga familiale entre France et Chili.

Nos espérances de Anna Hope est un autre grand coup de cœur. Beaucoup de finesse psychologique et d’intelligence dans ce roman qui rend très bien compte du temps qui passe, de la vie qui avance pour tout le monde, des amitiés qui évoluent. Les trois principaux personnages, Hannah, Lissa et Cate, sont formidables. Une lecture addictive comme on les aime !

Négar Djavadi, après Désorientale en 2016, nous régale avec son nouveau roman Arène. Dans un récit nerveux et palpitant, elle nous parle des ratés de la politique de la ville, de la montée des communautarismes, de l’influence délétère des réseaux sociaux. Notre modernité hyper-connectée n’en ressort pas grandie. Un coup de maître.

Des valeurs sûres dont on ne se lasse pas :

Timothée de Fombelle est un auteur de littérature jeunesse incontournable. Ces romans et nouvelles (Tobie Lolness, Vango, Le Livre de Perle, Victoria rêve…) sont à chaque fois de petits bijoux. Son style magnifique est au service de récits passionnants et sensibles. Sa dernière création aborde avec beaucoup d’intelligence la tragédie du commerce d’esclaves orchestré par les Européens entre l’Afrique et l’Amérique. Alma. Le vent se lève est un livre important car tous les protagonistes (esclaves, négriers, simples matelots…) nous font percevoir la complexité de cette histoire qu’il faut, encore et toujours, faire connaître au plus grand nombre.

Lointain souvenir de la peau de Russel Banks a été une autre lecture marquante. Cet auteur m’avait séduit avec De beaux lendemains. Son style est inimitable car direct et sec. Sans tabous, il pointe du doigt les failles de nos sociétés contemporaines : la misère sous toutes ses formes (économique, sociale, sexuelle), l’isolement, le repli sur soi. C’est dérangeant mais passionnant.

Richard Powers est un auteur américain majeur dont j’ai découvert l’œuvre avec beaucoup d’intérêt. Le temps où nous chantions est un roman puissant, une dénonciation fine de l’absurdité du racisme. Ce sont aussi cinquante années d’Histoire des États-Unis qui nous sont contées de façon brillante. Un autre roman captivant à découvrir : L’Arbre-Monde.

Sur le thème du racisme :

Cette année a été marquée par le mouvement Black Lives Matters. La lecture d’un livre m’a particulièrement marqué et aidé à en comprendre le sens et l’ampleur. C’est celui de Ta-Nehisi Coates intitulé Une colère noire. Lettre à mon fils. C’est un témoignage très fort et très rude sur la réalité du racisme aux États-Unis. Beignets de tomates vertes de Fannie Flag aborde aussi ce sujet douloureux. Grâce à une histoire très émouvante et pleine de tendresse, l’autrice emporte l’adhésion. Ce thème me passionne et j’ai très envie de découvrir, en 2021, l’œuvre de Toni Morrison, de Ernest J. Gaines, de Brit Bennett et de bien d’autres auteurs.

Le temps où nous chantions

Richard Powers

Entrer dans le volumineux roman de Richard Powers « Le temps où nous chantions » (paru en 2002 dans sa version originale), c’est parcourir cinquante années d’Histoire des États-Unis et se passionner pour le destin d’une famille en proie aux blocages d’une société qui n’arrive pas à guérir d’un passé douloureux. C’est aussi admirer le talent d’un auteur qui mêle dans son récit des développements sur l’art lyrique et des réflexions scientifiques de haut vol sur le temps qui passe.

La famille Strom est au cœur du récit. Elle est peu conventionnelle, voire scandaleuse pour certains. David, juif allemand, épouse, dans les années 40, Délia, une afro-américaine. Trois enfants naissent : Jonah, Joseph et Ruth. La passion de la musique les unit tous. Ensemble, autour du piano, ils se sentent protégés. La joie qu’apportent les moments de chant en famille fait oublier que rien n’est simple, que le racisme est au bas de la porte, profondément installé, impossible à éviter. Le roman rend très bien compte de cette obsession malsaine, malheureusement encore vivace de nos jours, pour la couleur de peau, pour les questions de « race ». Les parents font ce qu’ils peuvent pour protéger les enfants de la violence latente qui gangrène la société. Mais le drame survient et fait exploser la bulle.

Les enfants du couple ont des parcours très différents. Jonah et Joseph accèdent à des écoles prestigieuses, font carrière dans la musique. C’est un art qui leur permet d’accéder à l’intemporel, à l’immuable. Leurs racines européennes sont là, dans le répertoire qu’ils maîtrisent de façon magistrale. Jonah touche au génie, il subjugue. Joseph l’accompagne au piano, se met à son service. Leur relation est ambiguë.

Ruth, elle, est en rupture. Elle se révolte contre les discriminations, milite au sein du mouvement des Black Panthers, se met en marge. Elle rejette aussi son père. Petit à petit, les membres de la famille Strom deviennent des étrangers les uns pour les autres. La décision initiale des parents de ne pas accepter les diktats raciaux, de faire le choix audacieux du métissage, pèsent lourd sur le destin de chacun des personnages. « Le temps où nous chantions » offre ainsi une très belle réflexion sur l’identité, sur les racines. Dans un pays comme les États-Unis, et sans doute encore plus qu’ailleurs, il n’est pas simple d’être métis, de trouver sa place. Toujours l’obligation de choisir un camp, d’être pour ou contre. Mais l’amour, l’amitié, la joie d’être ensemble sont-ils compatibles avec toutes ces limites ?

La société américaine avance sur la question du racisme, sûrement trop lentement au regard des trop nombreuses bavures policières que dénonce le mouvement Black Lives Matters. Le roman témoigne de ce va-et-vient permanent entre d’enthousiasmants progrès et de terribles reculs. La prose magnifique de Richard Powers rend palpable la complexité de ce mouvement inexorable vers plus de liberté, plus de fraternité.

« Dans mes rêves éveillés, les carapaces à l’intérieur desquelles nous étions enfermés se craquelaient comme des chrysalides, et le liquide que nous étions remontait à l’air libre, comme la pluie à l’envers. »